Anne Cleary et Denis Connolly ne sont pas des illusionnistes.
Ils sont artistes et ont été architectes. Leur mode d’intervention est particulièrement participatif : ils aiment être là quand leur travail est montré, et ils sont souvent sollicités dans des démarches de recherche scientifique ou artistiques, comme avec David Byrne ou Simon Rattle. Leur champ « topographique » d’action est également plus large que les lieux d’exposition : musées, musique, espaces publics, paysages, laboratoires…
Leur champ artistique est lui très spécifique : ils travaillent sur le chaînon manquant de l’art optique, et de l’art en général, et ne prennent pas le regard comme une donnée stable. Ils s‘inspirent de travaux scientifiques comme ceux de George Stratton en adaptation perceptuelle, qui ont eu plus d’influence en psychologie qu’en art. Ils offrent cette occasion de voir autrement et laissent à celui qui en fait l’expérience la liberté de décider ce que cela change pour lui. Si, au fond de la caverne, l’homme avait pu voir les ombres avec les yeux du cheval, qu’en aurait pensé Platon ? Si Condillac avait pu prêter à sa statue d’autres attributs perceptifs, sa représentation du monde en aurait-elle été enrichie ?
Laurent Renault est professeur d’aménagement paysager à l’Ecole Du Breuil, dans le Bois de Vincennes. Il a coutume de dire à ses étudiants de regarder autrement les jardins. Aussi lui ai-je présenté Anne et Dennis et nous avons tout de suite vu l’intérêt réciproque d’une collaboration. Les dispositifs seraient expérimentés dans un jardin remarquable où les sollicitations visuelles sont innombrables, et les étudiants, ainsi que les visiteurs, pourraient enfin regarder le jardin vraiment autrement.
En outre, l’Ecole Du Breuil héberge La Licorne de la liberté de Yona Friedman et Jean-Baptiste Decavèle. Elle habite le paysage et nous invite à le regarder comme le lieu de rencontre entre la nature – le vivant non-humain – l’humain qui y travaille et la contemple. Rappelons-nous ici que l’existence de la licorne est presque scientifiquement attestée dans Alice au pays des merveilles, lorsque celle que rencontre Alice, voyant qu’elle est regardée, décide d’accepter elle aussi l’existence de la petite fille.
Il était donc amusant de pouvoir regarder la licorne avec les yeux du chat de Cheshire.
Cette rencontre s’est faite les 30 et 31 mai 2015, lors des journées portes ouvertes de l’école et nous avons décidé d’appeler cet événement L’école du regard.
Les casques de la girafe, du caméléon, du cheval, du requin marteau et bien entendu du chat carrollien furent portés par des centaines de visiteurs.
Les autres dispositifs permettaient de regarder le jardin avec un décalage temporel (On Sight) ou en inversion, ou en négatif ou en d’autres couleurs (Look Both Ways). Disséminées dans le verger et le potager les lentilles (Jardin Optique), petits pièges optiques affectaient la vision des plantes.
L’expérience était festive mais sérieuse, comme il se doit dans une école. Elle a été un moment d’échange et de plaisir comme les aiment Anne Cleary et Denis Connolly, et c’est dans cette atmosphère que leur travail peut le mieux s’installer dans les cœurs et dans les têtes. C’est donc avec grand plaisir que je les vois prendre désormais le nom de The school of looking (and listening, if I refer to some projects…), mais aussi avec la certitude que ce nom est exactement celui qu’il leur faut.
Soyons sérieux, c’est une école, l’école du regard. Soyons joueurs aussi et acceptons de n’être plus nous-mêmes, empruntons leur représentation du monde à des animaux biologiques et/ou fabuleux, changeons de cadre temporel ou chromatique. Prenons une nouvelle habitude, celle de nous dire que notre point de vue n’est pas le seul. Nous serons un animal, nous serons un rêve. Nous serons prêts à faire de la philosophie.
Frédéric Triail
Février 2018