THE SCHOOL OF LOOKING

Un nouveau nom pour Cleary Connolly

Text de Frédéric Triail

Simon le Magicien a été un rude concurrent pour l’apôtre Pierre. Les écrits canoniques (AC 8-19) illustrent sobrement leur rencontre : voyant les pouvoirs des apôtres, Simon propose de leur acheter le don de Dieu. Comme on le sait, l’affaire ne se conclut pas, Simon fit acte de contrition et l’église naissante inventa le péché de simonie.

Il faut se tourner vers les textes apocryphes pour trouver un récit plus pittoresque. Devant une foule enthousiaste Simon s’élève dans les airs et, tout à sa supériorité, interpelle Pierre. Ce dernier obtient une intercession divine instantanée qui brise l’élan de Simon. « (…) tombant des airs, il se brisa la jambe en trois endroits. Alors, on le lapida, puis chacun rentra chez soi, tous désormais ayant foi en Pierre. » (Actes de Pierre, 32). Fin de l’histoire.

Les miracles habités par l’esprit ne sont pas moins spectaculaires que ceux de Simon.: « Pierre était endormi entre deux soldats ; deux chaînes le liaient et devant la porte des sentinelles gardaient la prison. Soudain, l’ange du Seigneur survint et le cachot fut inondé de lumière. L’ange frappa Pierre au côté et le fit lever : « Debout, vite » dit-il. Et les chaînes lui tombèrent des mains. » (AC 12 16).

Pierre guérit aussi un paralytique, ressuscite une femme, convertit un centurion, et  l’ange qui le libère est sans doute le même qui frappe Hérode et le laisse rongé de vers.

Dans une Galilée tourmentée, arpentée par les prédicateurs, prophètes et messies, Simon est sans doute un entrepreneur de spectacles de son époque, prêt à acquérir de ses concurrents le petit truc qui fait la différence, cet esprit que l’on ne voit pas et qui ne s’achète pas.

Le regard est donc l’enjeu de cette lutte pour l’invisible. Il faut croire pour voir et ce que l’on verrait sans croire serait de la tromperie.

La mise en question du regard n’est pourtant pas nouvelle. La première leçon de philosophie que l’on reçoit généralement date de plus de 2 300 ans. Elle met en scène des hommes qui ne connaissent que le fond de leur caverne et ne voient du monde que les ombres qui s’y projettent.

Encore pour Platon ces ombres découpent-elles de vrais êtres, les êtres par excellence que nous ne sommes pas capables de voir mais que nous devons tendre à concevoir. Il faudra que les conditions de pensée changent et que beaucoup de temps passe dans le monde occidental pour que la philosophie se trouve de nouvelles hésitations. Est-ce que rien dans le monde ne se conçoit en dehors de l’être qui perçoit (empirisme) ou est-ce que les ombres désignent des êtres hors de notre accès, méritant avec Kant le nom de noumène ?

Dès lors, la philosophie occidentouttale moderne s’intéresse essentiellement à la façon dont le sujet perçoit, assimile et reconstruit les expériences qu’il reçoit, qu’elles soient visuelles ou non. Toutes les nuances s’expriment alors. L’homme est seul sur un bateau qu’il ne peut réparer qu’avec ce qui se trouve à bord (holisme épistémologique de Quine) ou il doit poursuivre l’être en tant qu’être aussi insaisissable soit-il (ontologie fondamentale). Quel que soit le statut que l’on donne à la sensation, elle est toutefois tenue pour une constante physique. Ainsi Condillac fait-il dans le Traité des sensations l’expérience de pensée d’une statue dotée d’une âme neuve et à laquelle on attribue progressivement les cinq sens. Il en déduit ainsi que rien ne se connaît que par la sensation, aussi trompeuse qu’elle puisse être, mais n’induit pas de perturbation dans ces sensations : la statue sent ce qu’il est possible à un être humain de sentir.

De même, l’illusion d’optique, qu’elle soit utilisée en art, en architecture ou dans les sciences cognitives, se propose de déjouer les sens et de montrer les égarements, la fragilité de l’esprit humain. Elle était maîtrisée dans le monde antique pour donner l’impression désirée, tel le Parthénon dont les colonnes ne sont pas parallèles, précisément pour tricher comme disent les maçons et les menuisiers, et pour rendre l’effet d’harmonie. L’art use constamment du trompe l’œil, et d’ailleurs, la perspective n’en est-elle pas une, de tricherie élaborée ? Elle repose en tout cas sur des avancées scientifiques, comme plus tard les jeux optiques utilisés dans les sciences cognitives ou par de nombreux artistes à la suite d’Escher.

S’agissant des artistes, le cas particulier est comme souvent Marcel Duchamp. On sait qu’il attribue la création de sa Roue de bicyclette au hasard et au délassement, mais elle est aussi un jeu optique qu’il compare au mouvement apaisant du feu de bois. On sait également que ses réflexions sur l’inframince portent sur la perception. On se souviendra ici que ses Rotoreliefs font exception dans la gratuité de sa démarche. Il les conçoit comme une invention commerciale, en dépose le brevet et prend un stand au concours Lépine. Il obtient une mention honorable et, dans ce temps de l’utilité, ne vend son « jouet » qu’à deux amies et à un inconnu qui ne prend qu’un disque (une pensée pour les descendants de cet inconnu). Duchamp n’est pas le Simon de l’art moderne et en tout cas, il a montré qu’il n’était pas simoniaque. Il est cependant le premier artiste à penser radicalement l’art à partir du regard et aussi à jouer aussi délibérément des limites de la perception. La brève aventure commerciale des Rotoreliefs montre surtout qu’il pensait la question de l’optique dans un champ plus large que celui de l’art.

Par la suite, l’art optique accomplira son pressentiment en s’installant partout dans l’espace public, jusqu’à la lassitude générale et une forme de discrédit dans le monde de l’art. Mais cet art optique, à la notable exception d’Escher, joue sur l’illusion rétinienne en tant que constante physique. Il reste en somme en deçà des réflexions de Duchamp et ne pratique d’ailleurs pas vraiment l’inframince. C’est un art qui nous dit que le regard est trompeur, que l’on peut l’égarer, il affiche son illusionnisme mais s’en contente.

Anne Cleary et Denis Connolly ne sont pas des illusionnistes.

Ils sont artistes et ont été architectes. Leur mode d’intervention est particulièrement participatif : ils aiment être là quand leur travail est montré, et ils sont souvent sollicités dans des démarches de recherche scientifique ou artistiques, comme avec David Byrne ou Simon Rattle. Leur champ « topographique » d’action est également plus large que les lieux d’exposition : musées, musique, espaces publics, paysages, laboratoires…

Leur champ artistique est lui très spécifique : ils travaillent sur le chaînon manquant de l’art optique, et de l’art en général, et ne prennent pas le regard comme une donnée stable. Ils s‘inspirent de travaux scientifiques comme ceux de George Stratton en adaptation perceptuelle, qui ont eu plus d’influence en psychologie qu’en art. Ils offrent cette occasion de voir autrement et laissent à celui qui en fait l’expérience la liberté de décider ce que cela change pour lui. Si, au fond de la caverne, l’homme avait pu voir les ombres avec les yeux du cheval, qu’en aurait pensé Platon ? Si Condillac avait pu prêter à sa statue d’autres attributs perceptifs, sa représentation du monde en aurait-elle été enrichie ?

Laurent Renault est professeur d’aménagement paysager à l’Ecole Du Breuil, dans le Bois de Vincennes. Il a coutume de dire à ses étudiants de regarder autrement les jardins. Aussi lui ai-je présenté Anne et Dennis et nous avons tout de suite vu l’intérêt réciproque d’une collaboration. Les dispositifs seraient expérimentés dans un jardin remarquable où les sollicitations visuelles sont innombrables, et les étudiants, ainsi que les visiteurs, pourraient enfin regarder le jardin vraiment autrement.

En outre, l’Ecole Du Breuil héberge La Licorne de la liberté de Yona Friedman et Jean-Baptiste Decavèle. Elle habite le paysage et nous invite à le regarder comme le lieu de rencontre entre la nature – le vivant non-humain – l’humain qui y travaille et la contemple. Rappelons-nous ici que l’existence de la licorne est presque scientifiquement attestée dans Alice au pays des merveilles, lorsque celle que rencontre Alice, voyant qu’elle est regardée, décide d’accepter elle aussi l’existence de la petite fille.

Il était donc amusant de pouvoir regarder la licorne avec les yeux du chat de Cheshire.

Cette rencontre s’est faite les 30 et 31 mai 2015, lors des journées portes ouvertes de l’école et nous avons décidé d’appeler cet événement L’école du regard.

Les casques de la girafe, du caméléon, du cheval, du requin marteau et bien entendu du chat carrollien furent portés par des centaines de visiteurs.

Les autres dispositifs permettaient de regarder le jardin avec un décalage temporel (On Sight) ou en inversion, ou en négatif ou en d’autres couleurs (Look Both Ways). Disséminées dans le verger et le potager les lentilles (Jardin Optique), petits pièges optiques affectaient la vision des plantes.

L’expérience était festive mais sérieuse, comme il se doit dans une école. Elle a été un moment d’échange et de plaisir comme les aiment Anne Cleary et Denis Connolly, et c’est dans cette atmosphère que leur travail peut le mieux s’installer dans les cœurs et dans les têtes. C’est donc avec grand plaisir que je les vois prendre désormais le nom de The school of looking (and listening, if I refer to some projects…), mais aussi avec la certitude que ce nom est exactement celui qu’il leur faut.

Soyons sérieux, c’est une école, l’école du regard. Soyons joueurs aussi et acceptons de n’être plus nous-mêmes, empruntons leur représentation du monde à des animaux biologiques et/ou fabuleux, changeons de cadre temporel ou chromatique.  Prenons une nouvelle habitude, celle de nous dire que notre point de vue n’est pas le seul. Nous serons un animal, nous serons un rêve. Nous serons prêts à faire de la philosophie.

Frédéric Triail

Février 2018

L’Ecole du Regard. Ecole Du Breuil 30 - 31 mai 2015